Black-out ibérique: quand une panne d’électricité rallume nos liens humains

Contexte et déroulement de la panne

Le 28 avril 2025, vers midi, une gigantesque panne d’électricité a paralysé l’Espagne et le Portugal pendant près de 20 heures. Si les conséquences techniques ont été majeures — arrêts de transports, effondrement du réseau, coupures des télécommunications jusqu’au Maroc — l’événement a aussi mis en lumière une réalité inattendue : la force des liens humains dans un monde ultra-connecté.

En France, seuls quelques foyers du Pays basque ont été brièvement touchés, selon le gestionnaire du réseau de transport d’électricité (RTE) : « L’ensemble a été rétabli très rapidement ».

© Révolution Énergétique
© Révolution Énergétique

Au cœur du chaos : une entraide exemplaire

A côté du chaos, des drames ont été évités. Ce black-out a révélé une solidarité exemplaire au sein de la population, en Espagne comme au Portugal. L’ambiance est restée calme et bon enfant dans les rues tout au long de la panne. Un des nombreux témoignages sur le climat général:

« Hello du Portugal ! 👋🏻 vous avez en France cette tendance à ne montrer que le côté galère de ce que l’on a vécu ici. Je peux vous dire qu’ici, on s’est tous retrouvés en terrasse, dans les parcs, avec voisins et inconnus. Il faisait très beau. Le soir c’était pique-nique géant avec ce qui pouvait périmer dans le frigo. Des gens jouaient de la musique, on sorti les lampes à piles et les radios le soir. J’ai trouvé cette journée vraiment super. On devrait tous avoir un jour off sans internet, sans travail, sans téléphone qui sonne, on a fait société et c’était si paisible et réjouissant. Zéro pillage, zéro agression. Vraiment une super expérience (petite pensée pour les gens bloqués dans les ascenseurs ou les trains tout de même mais c’était une toute petite minorité) » (@dematosan)

Si l’ambiance générale est restée étonnamment calme, la panne n’en reste pas moins révélatrice de failles profondes. D’où vient cette défaillance ? Que nous apprend-elle sur les infrastructures ?

Causes techniques et systémique

L’effet domino : énergies renouvelables, gaz, nucléaire

Au bout de 50 jours d’enquête, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité à haute tension, a publié son rapport. L’origine de la panne serait multifactorielle, selon Red Eléctrica de España (REE).

  • Des oscillations de fréquence non amorties ont entrainé une réaction en chaîne;
  • Un système d’aide à la décision défaillant (à la fois électronique, réglementaire et humain);
  • Les « énergies renouvelables » ne sont pas les seules responsables, mais leur intégration dans un réseau inadapté a contribué à l’instabilité.

De toute évidence, le réseau électrique a échoué « au test de robustesse ». À savoir, maintenir le système stable et viable sous le flux des fluctuations. Le déclencheur se situe du côté espagnol, avec en moyenne 40% de l’électricité produite d’origines solaire et éolienne. A midi, c’était approximativement 70%. En effet, la panne de courant proviendrait d’un comportement oscillatoire anormal dans la production électrique des centrales solaires photovoltaïques.

  • (i) La fluctuation de puissance aurait déclenché une réaction en chaîne: instabilité de la tension sur le réseau électrique se terminant par un effondrement de la fréquence;
  • (ii) mais il y a eu aussi une absence de réponse adéquate des centrales électriques à gaz et nucléaires. Elles étaient censées réguler la tension mais ne l’ont pas fait;
  • (iii) ainsi que les déconnexions en cascade – apparemment inappropriées – d’autres installations d’énergie renouvelable. Bien que les tensions soient restées dans les limites de transport.

Par ailleurs, cette perte de production « a entraîné » une déconnexion automatique du système électrique espagnol du reste de l’UE, avec un effondrement du réseau ibérique, puis du réseau portugais. Selon Red Eléctrica de España (REE). En l’espace de cinq secondes, 15 Gigawattssoit 60 % de la consommation espagnole à ce moment-là – ont disparu du réseau

    Lire l’intégralité du rapport officiel d’enquête du 18 juin 2025.

    Les responsabilités systémiques

    Historique en Europe: un réseau d’une autre époque

    A la conception, le réseau de distribution électrique a été pensé comme une structure radiale. On distribue l’énergie électrique, dans un seul sens, d’une source centrale vers les utilisateurs (approche top-down).

    Par contre, aujourd’hui, la production se veut décentralisée. On produit donc au sein du même réseau de distribution. Ce qui n’était pas prévu au départ. Les utilisateurs sont devenus des (potentielles) sources remontantes de puissance électrique. D’où les problèmes de congestion.

    Enjeux systémiques : vers une robustesse ou une vulnérabilité ?

    Il faudra sans doute s’attendre à l’apparition régulière d’autres évènements de ce genre. Le manque de robustesse serait-il systémique? Autre domaine, mais impactant quasi les mêmes services: la panne informatique mondiale chez Microsoft qui avait eu lieu vendredi 19 juillet 2024. A plusieurs niveaux, on a fragiliser le système: de la conception à l’utilisation. De nombreuses entreprises publiques et privées ont été touchées dans le monde, tous les secteurs confondus: hôpitaux, système des réservations inaccessible, problèmes de télécommunication, avions cloués au sol, aéroports et entreprises ferroviaires perturbées, la bourse de Londres, les activités informatiques des Jeux Olympiques de Paris 2024, les services de police-secours (le 911), etc. En moins d’une année, 2 pannes de grande ampleur.

    Quelle serait la responsabilité des ingénieur⸱es?

    Au-dessus des équipes techniques, il y a ceux qui prennent les décisions et donnent les directives. Malheureusement, celles-ci sont parfois dictées par des intérêts court-termistes. Et donc, on se retrouve avec des systèmes fragiles, voire à fragiliser l’architecture existante.

    Outre la distinction entre les équipes techniques et les décideurs:

    • Remettre en question le statu quo est un défi;
    • Les problématiques sont de plus en plus complexes et multidisciplinaires;
    • De manière générale, l’approche est réactive, au lieu d’être anticipative.

    Et maintenant ? Flexibilité, pédagogie, déconnexion

    C’est indispensable d’intégrer une approche à la fois macroscopique, microscopique et les interactions entre sous-systèmes. Sans oublier, l’éducation, un accompagnement aux changements et aux fondamentaux de la robustesse.

    Pistes concrètes : point de vue technique

    Quelles sont les solutions proposées aux questions techniques?

    • Contrôle dynamique de la puissance réactive: les centrales nucléaires et hydroélectriques – qui devaient assurer le contrôle de la tension – ; ainsi que les centrales thermiques, n’ont pas régulé la tension comme prévu, contribuant ainsi à la surtension. => Job non accompli.
    • Déconnexions inappropriées: les installations solaires thermiques, photovoltaïques et éoliennes étaient censées supporter jusqu’aux limites de tension de transport (440 kV pendant au moins 60 minutes sans coupure; un transitoire de 480 kV). => Seuil non atteint.
    • Le counter-trading remis en question. Dans le mécanisme de décision, les offres d’électricité les plus compétitives ont été sélectionnées, principalement des centrales photovoltaïques du sud de l’Espagne. D’où, l’effet cumulatif en cascade.
    • Des meilleurs outils d’aide à la décision. Que de bonnes nouvelles du côté de la R&D: « 500,000 real-time signals every second! ⚡️ At Haulogy, in collaboration with Réseau de Transport d’Électricité (RTE), we successfully managed to simulate both the cyber and physical layers of a national-scale power system in real time, on a personal laptop!»
    • Une nécessité d’accroître la capacité de stockage au niveau industriel afin d’accroître sa faculté à amortir ces fluctuations et accélérer la récupération rapide nécessaire lors des pannes majeures. Actuellement, la capacité de stockage d’énergie est d’à peu près 1,8 Gigawatt/heure.

    Pistes concrètes : approche pédagogique

    Nécessité de sensibiliser à la réalité du réseau ainsi qu’aux limites de la physique électrique.

    Flexibilité et adaptation

    • (a) Partant du principe qu’en milieu de journée quand il y a beaucoup de soleil, l’excédent de la production photovoltaïque conduit à des prix négatifs sur les marchés.
    • (b) Et, cet excédent peut perturber la stabilité du réseau électrique (en l’état), jusqu’à une coupure générale.

    Un test est mené dans un quartier en France, sur base volontaire. Où on incite les ménages à consommer en heures creuses moyennant un avantage financier. Cf. Interview de la patronne d’ENGIE, McGregor Catherine, sur le plateau de Quotidien.

    • En revanche, quid de la contribution à la modération des plus gros consommateurs (les industries, institutions publiques)?
    • Serait-ce soutenable de se contenter uniquement d’abuser des climatiseurs en journée – gros consommateurs d’électricité – en réponse au changement climatique?

    Sachant que le secteur de l’énergie – électricité, chauffage et carburants – représente près de 75% d’ émissions de gaz à effet de serre, le focus devrait porter en même temps sur les actions d’adaptation et d’atténuation au changement climatique. Les effets physiques à long terme comptent non seulement les variations de température (voire graphe), mais, aussi des bouleversement des saisons, précipitations, fréquences des inondations et des sécheresses, élévation du niveau de la mer, pollution de l’eau potable, etc.

    Source: IPCC Sixth Assessment Report, Working Group I, Figure SPM.1. (2021)

    Nourrir la robustesse du groupe

    En dépit des circonstances, ce black out a démontré un moment suspendu. Quand la technologie s’est éteinte, les liens se sont rallumés.

    En plus de l’ocytocine, cette expérience inopinée a pu activer des endorphines, de la sérotonine et de la dopamine (les 4 hormones du bonheur). En effet, en influant durablement sur ces hormones, on agit sur le bien-être et l’humeur. A l’opposé, une carence de ces hormones est responsable des burn-out, dépression, troubles du sommeil, etc. Ces maladies psychosociales sont en augmentation; cela a un coût financier et sociétal.

    Par conséquent, et si on introduisait des journées de déconnexion … pour mieux se reconnecter? C’est aussi dans ce genre d’initiative qu’on arriverait à faire des économies, pour nous société humaine, tout en faisant des gains solides. La société entière y gagnerait à ralentir.

    Conclusion ouverte : entre vulnérabilité et antifragilité

    Cette panne invite à repenser notre rapport à l’énergie, à la technologie et à la communauté.

    Le principal défi consiste à repenser le système énergétique/électrique afin de garantir la robustesse de tout le système, loin du « survivalisme ». Il est nécessaire de trouver davantage de flexibilité, non seulement pour équilibrer une surproduction, mais aussi pour tenir compte des périodes où l’offre est inférieure à la demande.

    D’un point de vue technique, une nécessité d’un meilleur design pour faire face notamment au défi de l’intermittence des sources renouvelables, grâce aux redondances. Mais aussi, une nécessité d’éduquer à la flexibilité afin d’adapter les consommations au trop plein de production et à la sobriété viable.

    Ce black-out révèle la nécessité d’un système plus robuste, plus flexible, et plus humain. Face aux défis climatiques, techniques et sociétaux, nous avons une opportunité unique. Au lieu de simplement viser la résilience – résister aux chocs –, notre défi collectif devrait être d’évoluer grâce à eux. Devenir antifragiles. Alors, on s’améliore ? « L’antifragilité est au-delà de la résilience et de la robustesse. Le résilient résiste aux chocs et reste le même; l’antifragile s’améliore. » { Antifragile: Things That Gain from Disorder, Prof. Taleb Nassim Nicholas, Random House, 2012, p. 430 }

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